Le spectre en énergie des particules les plus énergétiques de l’univers, les rayons cosmiques d’ultra haute énergie, a été mesuré à l’Observatoire Pierre Auger avec une précision sans précédent. A la rupture de pente déjà bien connue dans le spectre, dénommée « la cheville », s’ajoute une nouvelle observée à une énergie légèrement plus élevée. Ce changement d’indice spectral peut s'expliquer par une variation de la composition en masse du flux des rayons cosmiques avec l’énergie. Les résultats viennent d’être publiés par la collaboration Pierre Auger dans deux articles connexes (Phys. Rev. Lett.125, 121106 (2020) et Phys. Rev. D 102, 062005 (2020)).
Cette mesure du spectre en énergie est unique de par l’exposition jamais atteinte jusque-là (plus de 60000 km2 sr an) et la méthode employée pour le déterminer sans hypothèse sur la nature des rayons cosmiques ni sur le détail des interactions hadroniques conduisant à la formation des grandes gerbes atmosphériques.
Les rayons cosmiques d’ultra haute énergie (RCUHE) sont des particules (noyaux d’atomes) qui atteignent des énergies allant jusqu'à 1020 eV (soit 16 Joules !), des énergies macroscopiques pour des particules subatomiques. Avec la technologie actuellement disponible, l'accélérateur du LHC au CERN devrait être de la dimension de l'orbite de la planète Mercure pour accélérer des protons à de telles énergies. Mais le flux de ces particules cosmiques est excessivement faible : la Terre en reçoit moins d'une par siècle par kilomètre carré. Depuis des décennies, des recherches sont menées pour identifier les sources de telles particules et les processus à l’origine de ces énergies aussi exceptionnelles.
La Collaboration Pierre Auger, qui rassemble environ 400 scientifiques de 17 pays, exploite le plus grand observatoire mondial destiné à l’études des rayons cosmiques : un détecteur hybride composé d’un réseau de plus de 1600 détecteurs à effet Tcherenkov (cuves remplies d’eau pure) s’étendant sur une surface de 3000 km2 et 27 télescopes à fluorescence dominant le réseau. Grâce à l’association de ces deux types d’instruments, une mesure calorimétrique de l’énergie des grandes gerbes de particules produites par les RCUHE dans l'atmosphère est réalisée, ainsi qu’une évaluation indirecte de la masse des rayons cosmiques à l’origine de ces gerbes atmosphériques. En combinant les informations sur le spectre en énergie, la composition en masse et la distribution des directions d'arrivée des particules cosmiques, des contraintes importantes peuvent être inférées sur les caractéristiques des sources à l’origine de ces particules extraordinaires.
En analysant les données collectées jusqu'à présent à l'Observatoire, le spectre en énergie des RCUHE a été déterminé en bénéficiant d’une statistique élevée. Grâce à la précision sans précédent de la mesure, un nouveau changement de l’indice spectral de la loi de puissance décrivant le spectre a été clairement identifié à environ 1,3 × 1019 eV. Les résultats sont décrits dans deux publications récentes (Phys. Rev. Lett.125, 121106 (2020) et Phys. Rev. D 102, 062005 (2020)) de la collaboration Pierre Auger. Le spectre mesuré est visible sur la figure 1, qui illustre également une possible interprétation des résultats obtenus sur le flux des RCUHE et sur sa composition dans un modèle basé sur l’hypothèse de sources injectant dans l’espace des particules dont la composition en masse change avec l'énergie. L'exemple illustré représente une classe particulière de modèles, dans laquelle l'accélération des particules ne dépend que de leur rigidité (énergie divisée par la charge). L'abondance des éléments semble être dominée par des noyaux de masse intermédiaire qui sont éjectés des sources suivant un spectre en énergie très dur, modifié ensuite par des effets de propagation extragalactique. Dans un tel type de modèle, la nouvelle coupure spectrale observée dans le spectre se produit naturellement en raison du changement de composition dans la gamme d’énergie correspondante.
Le spectre d'énergie mesuré permet également la détermination de la densité d'énergie injectée sous forme de RCUHE par des sources émettant continuellement dans l'espace extragalactique. Il est intéressant de remarquer que certaines classes de galaxies à noyaux actifs et de galaxies à flambées d’étoiles, pour lesquelles des indications d'anisotropie ont été obtenues dans différentes analyses de la collaboration Pierre Auger, devraient fournir ce taux de production d’énergie : un résultat notable et prometteur dans la recherche des sources de RCUHE.
L'observatoire Pierre Auger fait actuellement l'objet d'une amélioration conséquente par l’ajout de détecteurs à scintillation et d’antennes radio sur les détecteurs à effet Tcherenkov existants. Ainsi les scientifiques disposeront-ils de plus d'informations en lien avec la composition en masse du flux des RCUHE, en particulier aux énergies les plus élevées où une éventuelle présence de noyaux de masse légère pourrait ouvrir une nouvelle fenêtre pour l’identification de sources et aux études des champs magnétiques galactiques et extragalactiques.
Flux des rayons cosmiques d’ultra haute énergie en fonction de l’énergie, mesuré avec l'Observatoire Pierre Auger (le flux est multiplié par E3 pour mieux mettre en évidence les ruptures de pente). Les données sont comparées à un scénario de modèle représentatif des sources, illustrant la corrélation entre l'énergie de la nouvelle caractéristique spectrale et l’évolution, avec l’énergie, de la composition en masse du flux de RCUHE |
Dans Auger France, l’équipe de recherche de l’IJCLab a joué un rôle essentiel dans l’obtention de ces résultats de grande qualité et leur publication ; elle s’est toujours fortement impliquée dans la reconstruction et l’analyse des données, et dans la production d’informations indispensables pour la détermination du spectre. Elle est également moteur dans les activités menées pour combiner les différentes mesures afin d’en déduire des informations sur les sources de RCUHE.