1. Introduction

À l'échelle de l'infiniment petit, la matière et son comportement peuvent être décrits par trois interactions fondamentales, auxquelles sont sujets les quarks et les leptons. Parmi ces trois interactions, l'interaction forte constitue un sujet d'étude important car elle n'est pas encore testée avec précision. En outre, elle est responsable du confinement des quarks dans les hadrons, observé expérimentalement mais pas encore compris théoriquement. Le plasma de quarks et de gluons (QGP), produit dans les collisions d'ions lourds, est un milieu dans lequel les quarks et les gluons sont déconfinés, qui permet l'étude de l'interaction forte dans des conditions particulières.

Depuis 2006, notre groupe est impliqué dans l’étude du QGP avec l’expérience ALICE à l’aide des faisceaux d’ions lourds ultra-relativistes auprès du collisionneur LHC. Le principal objectif de l’expérience ALICE [1] est d’étudier les propriétés physiques du QGP à partir de la comparaison d’observables mesurées en collisions Pb-Pb, p-Pb et p-p. Les résultats obtenus lors des runs 1 et 2 du LHC indiquent que les collisions d’ions lourds les plus centrales permettent d’atteindre des températures d’environ 400 MeV largement supérieures à la température critique d’environ 150 MeV nécessaire pour produire le QGP. De plus, les mesures démontrent un comportement collectif des constituants dans l’état final et permettent d’en conclure que le milieu se comporte comme un fluide quasi parfait avec un rapport de la viscosité sur l’entropie très faible. De plus, les collisions produisent des quarks plus lourds comme les quarks étranges (s), charmés (c) et beaux (b) qui pourraient participer à l’expansion collective du QGP. Même si ces résultats ont permis de préciser les caractéristiques thermodynamiques du QGP, ils ne permettent pas encore de contraindre suffisamment les paramètres des modèles théoriques qui doivent préciser l’état initial hors équilibre accessible lors de la collision, les conditions de thermalisation de cet état vers un plasma de quarks et de gluons en expansion, et l’évolution globale du système qui conduit à la production des particules dans l’état final.

Notre groupe s’intéresse plus particulièrement à l’étude des particules de grand moment transverse, qui sont issus de la fragmentation des partons produits dans les collisions dures, telles que les photons directs, les mésons neutres, et les jets de particules afin de mesurer la perte d’énergie des partons dans le QGP et la manière dont l’énergie se répartit dans l’état final. Celle-ci peut être étudiée en fonction des différents paramètres de la collision tels que son énergie, sa centralité, mais également le type de parton initialement produit (gluon ou saveur des quarks) à partir des collisions p-p, p-Pb et Pb-Pb disponibles au LHC.

Depuis le démarrage du LHC en 2009, l’expérience ALICE a participé aux prises de données au cours des runs 1 et 2 du LHC entre 2009 et 2018. Les prises de données ont porté sur les collisions p-p à plusieurs énergies dans le centre de masse de la collision (0,9, 2,76, 5,02, 7, 8 et 13 TeV), les collisions p-Pb à 5,02 et 8,16 TeV, les collisions Pb-Pb à 2,76 et 5,02 TeV et les collisions Xe-Xe à 5,44 TeV. Un vaste programme d’améliorations des performances du LHC (augmentation de l’intensité et de l’énergie des faisceaux) et de l’expérience ALICE aura lieu en 2019-20, qui devrait permettre de multiplier par dix les statistiques enregistrées au cours des runs 3 et 4 s’étalant de 2021 à 2029. Les améliorations des détecteurs portent à la fois sur l’électronique de lecture, afin d’augmenter le taux d’enregistrement d’un facteur 50, mais également sur la résolution du système de trajectographie, qui est constitué d’une partie interne formée de capteurs silicium (ITS) et d’une chambre à projection temporelle (TPC).

L'équipe du LPSC, qui a significativement contribué à la construction des calorimètres électromagnétiques EMCal et DCal, est restée fortement impliquée dans leur fonctionnement avec des contributions techniques (services associés au détecteur et système d’électronique de déclenchement de déclenchement) et des activités de calibration et d’analyse associés au calorimètres électromagnétiques. De plus ses membres ont pris part à des contributions techniques portant sur la construction du nouveau détecteur ITS et sur l’électronique de lecture des données de l’expérience (projet O2). En parallèle, l'équipe a contribué durant les trois dernières années à plusieurs analyses de physique portant sur l’étude des corrélations photon-hadron et hadron-jet, de la production de jets inclusifs ainsi que l’étude des saveurs lourdes avec des baryons charmés et les jets étiquetés de quarks beaux. L’ensemble de ces analyses ont fait l’objet de quatre thèses de doctorat dont deux thèses en co-tutelle avec l’université de Tsukuba et une thèse en co-tutelle avec l’université du Liban en collaboration avec le groupe de physique théorique du laboratoire.

2. Activités instrumentales

2.1 Activités relatives aux calorimètres EMCAL et DCal

Développements et calibration des calorimètres EMCal et DCal

L'équipe du LPSC est associée depuis le début du projet aux activités de calibration en énergie des 17664 canaux du calorimètre. La pré-calibration avec des muons cosmiques (2008-2012) s’est poursuivie par la prise de responsabilité de la calibration in-situ utilisant les décroissances en deux photons des pions neutres produits dans les collisions proton-proton, et permettant d’atteindre une précision en énergie de l’ordre du pourcent. La première phase de prises de données (2010-2013) a été une phase de développement des outils de reconstruction, de contrôle-qualité, de simulation des données, ainsi que d’exploration des caractéristiques et du comportement du détecteur. La haute-tension de chaque canal a été progressivement réajustée, et les coefficients de calibration associés ont été produits pour les différentes sous-périodes de prise de donnée.

L’expertise acquise durant cette phase a permis de soulever des questions et d’identifier des problèmes. Durant la deuxième phase de prise de données (2015-2018), outre l’ajustement des hautes-tensions et la production des coefficients de calibration pour la partie du détecteur nouvellement installée, les membres de l'équipe se sont donc investis dans une exploration systématique de ces aspects. Concernant le calorimètre, l’attention portée à la qualité des données a révélé un vieillissement prématuré d’un des composants électroniques et la présence de deux types de diaphonie entre certains canaux. Une solution matérielle a été adoptée pour remédier au premier problème. Cela n’étant pas réalisable pour la diaphonie, l'équipe a développé une méthode pour la reproduire dans la simulation des données et ainsi obtenir un meilleur accord entre les caractéristiques des dépôts d’énergie réels et ceux simulés. Concernant la calibration, une procédure a été introduite pour pouvoir calibrer les canaux subissant l’influence de canaux « bruyants » par l’intermédiaire de la diaphonie, ce qui a permis de diminuer significativement le nombre de canaux ne pouvant pas être calibrés. D’autre part, l’incertitude sur les coefficients de calibration due à la statistique accumulée a été évaluée, et diverses études ont été menées pour identifier et quantifier les effets systématiques.

Développement du système de déclenchement de niveau 1

La mesure des particules neutres et des jets de grandes impulsions a nécessité la mise en œuvre d’un système de déclenchement calorimétrique particulièrement sélectif pour ne conserver que quelques dizaines d’événements par seconde. Depuis le démarrage de la construction du calorimètre EMCal, le laboratoire a en charge le développement de la carte électronique STU (Summary Trigger Unit) et de son micro-logiciel embarqué, responsable de générer les signaux de déclenchement de niveau 1 vers le Central Trigger Processor (CTP) à partir des données reçues du niveau 0.

Après l’installation de l’extension DCal du calorimètre EMCal pendant le Long Shutdown 1 du LHC, l'équipe a travaillé en collaboration avec l’université de Tsukuba à la mise à jour du micro-logiciel de la carte STU en vue d’en étendre l’utilisation aux calorimètres DCal et PHOS. En plus de seuils de déclenchement fixes utilisés en collisions p-p et p-Pb, cette nouvelle version implémente une nouvelle technique de soustraction du bruit de fond qui améliore la sélection des jets dans les collisions Pb-Pb par l’évaluation de la densité d'énergie moyenne dans les calorimètres DCal et PHOS qui est ensuite retranchée à l’énergie mesurée dans EMCal, et vice versa. Ce nouveau logiciel, particulièrement exigeant en ressources matérielles et logicielles, a été mis en service avec succès dans des délais très courts et utilisé de façon routinière tout au long du Run 2 du LHC. Enfin, la vitesse de lecture de la carte STU a été portée à plusieurs kHz, la rendant capable de supporter l'augmentation des taux d'acquisition de la TPC liée à l’utilisation des cartes RCU2. L'ensemble de ces nouvelles fonctionnalités sont à présent gérées par le logiciel de contrôle en-ligne (serveur DIM) de la carte STU développé au LPSC.

En prévision du Run 3 (et au-delà), l'équipe est impliquée dans la mise à jour de l'électronique de déclenchement du calorimètre électromagnétique, qui sera installée pendant le Long Shutdown 2 du LHC (2019-2020), avec le développement du micro-logiciel de bas-niveau, la construction de nouvelles cartes électroniques STU et l’étude des performances.

Maintenance des calorimètres EMCal et DCal

Durant la période 2016-18, le Service Détecteurs et Instrumentation a continué à s’impliquer dans l’amélioration des services relatifs aux calorimètres EMCal et DCal. En particulier, le service a conçu, réalisé puis installé, auprès de l’expérience ALICE, le système de refroidissement ainsi que les supports des cartes SRU (Summary Region Unit). Au cours de la période LS2 à venir (2019), les équipes techniques participeront également à l’extraction puis à la réinsertion des supermodules DCal, PHOS et CPV. L’ensemble de ces contributions techniques sont très importantes car elles permettent non seulement d’améliorer la fiabilité dans le temps du fonctionnement du détecteur mais aussi de contribuer de manière significative à l’effort commun.

Contributions à l’upgrade d’ALICE

L’expérience ALICE a mis en place pour les runs 3 et 4 du LHC un programme d’améliorations du détecteur, qui portent sur le remplacement des chambres de lecture de la TPC et des électroniques de lecture par une électronique sans temps mort pour de nombreux détecteurs (TPC, TRD, Muon etc.) de même que sur le remplacement du trajectographe central (ITS) et l’ajout d’un trajectographe MFT aux angles avant.

Dans ce contexte, le service de mécanique (SERM) du laboratoire s’est impliqué dans la conception et réalisation de l’outil d’assemblage des staves (unités d’assemblage composés du système de refroidissement, de l’électronique et des pixels) de la couche intermédiaire du détecteur ITS en collaboration avec l'INFN Turin.

Par ailleurs le passage à un mode continu de lecture des données, nécessite le développement d’un micro-logiciel de la carte CRU, qui est en charge de la transmission des informations et des données issues de l’ensemble des sous-détecteurs. Le laboratoire a pris en charge la responsabilité de ce développement en proposant l’architecture du micro-logiciel à la collaboration et en réalisant des tests significatifs sur plusieurs sous-systèmes. La phase de développement sera suivie d’une phase de déploiement avec un support et une documentation mise à disposition de l’ensemble des sous-détecteurs

 

2. Activités d'analyse de physique

Les activités de physique de l'équipe du LPSC se sont naturellement orientées vers les particules neutres et les jets, que l’on mesure à l’aide du calorimètre électromagnétique. De plus, un des membres a été chargé par la collaboration ALICE de la coordination du groupe d’analyses de physique associées au photons et mésons neutres (PWG-GA) pour 2015-16.

2.1 Étude des mésons neutres et des corrélations photon-hadrons

L’étude des spectres de pion neutre, d’un photon isolé et leurs corrélations (comme « particule-trigger »), avec les autres particules produites est un axe de travail important au sein de l'équipe depuis de nombreuses années avec trois thèses et plusieurs collaborations extérieures. Elles permettent d’accéder à la mesure de la distribution du paramètre de balance, qui est sensible aux mécanismes d’hadronisation des partons. Les modifications attendues en collisions Pb-Pb par comparaison avec les collisions p-p doivent permettre de contraindre le coefficient de transport du parton dans le milieu.

Le développement des outils d’identification de π0 à haute impulsion transverse a abouti à la mesure du spectre de pi0 en collisions p-p à 2.76 TeV avec EMCal [4] et en collisions Pb-Pb avec la mesure de la suppression des mésons de haute impulsion due au QGP [5]. En plus, les corrélations π0-hadron en collisions pp et Pb-Pb ont permis la mesure de la suppression des particules provenant des jets de haute impulsion et l’augmentation the particules de basse impulsion loin du jet, attribué aussi au jet-quenching [6]. En 2016-18, les analyses du spectre des photons directs isolés et des corrélations photon isolés-hadron ont portées principalement sur l’amélioration de la mesure de la pureté des photons directs isolés à l’aide de nouvelles techniques d’analyse alliant la simulation et les données, et notamment la reproduction de la diaphonie dans la simulation. En particulier, une meilleure compréhension du bruit de fond liés à la désintégration des mésons neutres (π0 et η) permet un meilleur contrôle des erreurs systématiques associés. Ces études ont permis également un meilleur contrôle de la soustraction du bruit de fond dans la mesure de la distribution du paramètre de balance (reliée à la fonction de fragmentation) en collisions p-p à 7 TeV.

2.2 Mesures des jets inclusifs

Les jets, qui sont les signatures expérimentales des quarks et des gluons émergeant des processus à grands transferts d'impulsion, voient leurs propriétés (production, structure et fragmentation) modifiées par la présence du QGP. Ainsi, la reconstruction des jets permet de comprendre plus précisément selon quels processus (décrits dans le cadre de la QCD perturbative) un parton interagit et perd de l'énergie dans le milieu dense et chaud, apportant à fortiori une meilleure description de la dynamique du milieu lui-même (coefficient de transport, viscosité...).

À partir de l’analyse des données collectées en 2015, l'équipe s'est engagée dans les mesures des sections efficaces de production inclusive de jets chargés en collisions p-p et Pb-Pb, ainsi que du facteur de modification nucléaire associé. Ces mesures en collisions p-p ont été comparées aux prédictions de QCD à l’ordre dominant (LO) et sous-dominant (NLO). Tandis que l’accord avec les calculs NLO avoisine globalement les 10%, des différences supérieures à 50% apparaissent dans la région des basses impulsions transverses (pT < 10 GeV/c) plaidant ainsi pour un calcul à l’ordre NNLO actuellement en cours d’élaboration. Ces mesures de sections efficaces de production inclusive de jets en collisions p-p ont été combinées à celles également réalisées en collisions Pb-Pb afin de construire les facteurs de modification nucléaire des jets. Une suppression d’un facteur ~3 de la production de jets a été observée pour les collisions les plus centrales (0-10%). Un ajustement des facteurs de modification nucléaire mesurés a permis de confirmer l’hypothèse d’une perte d’énergie radiative dominante dans le mécanisme de jet quenching.

2.3 Étude des saveurs lourdes et du b-tagging

Les baryons charmés dans les collisions proton-proton sont utilisés pour tester les prédictions de la QCD portant sur la production de quarks de saveur lourde (quarks c ou b) et sont particulièrement sensibles aux mécanismes d’hadronisation. Les mesures du run 1 réalisées sur le baryon charmé Lc (avec un contenu en quarks udc) ont montré que sa production est supérieure à celle attendue en collisions e+e-. Les données obtenues lors du run 2 ont permis d’accéder au rapport baryon sur méson Lc/D0, qui est remarquablement semblable au même rapport obtenu avec des saveurs légères (voir figure).

Afin d’étudier la dépendance en masse du jet quenching dans la région des basses impulsions transverses accessible avec l’expérience ALICE, l'équipe s’est engagée dans la mesure de la production inclusive de jets issus de quarks beaux en collisions p-p et p-Pb à l’énergie de 5.02 TeV. Cette mesure a nécessité l’implémentation de techniques d’étiquetage basées sur le paramètre d’impact des traces. Les performances de ces algorithmes (efficacité de sélection de jets issus de quarks beaux et facteur de rejet de jets légers et charmés) ont été évalués par une approche fondée sur les données. Plusieurs points de fonctionnement ont été étudiés afin de garantir des niveaux d’efficacité et de pureté adaptés aux mesures envisagées : mesures des sections efficaces de production inclusive de jets issus de quarks beaux en collisions p-p et p-Pb et du facteur de modification nucléaire. Ces mesures sont en accord avec les prédictions de QCD à l’ordre NLO et constituent également une étude de la faisabilité de l’étiquetage des jets de quarks lourds en collisions Pb-Pb à l’aide des échantillons de hautes statistiques attendus au Run 3 et au-delà.

La collaboration ALICE fournit également un effort important pour le développement de nouvelles techniques d’analyse basées sur les méthodes de « machine learning ». L'équipe du LPSC est impliquée dans le développement de ces outils d’analyse dans le but d’améliorer les mesures portant sur l’identification des quarks beaux pour les futures analyses.

2.4 Corrélations hadron-jet et jet-hadron

Un des grands défis de la mesure des jets en collision d’ions lourds réside dans la soustraction du bruit de fond constitué de faux jets. Une manière de s’affranchir de ce bruit de fond consiste à mesurer les jets émis dos-à-dos avec un hadron de grande impulsion transverse et de soustraire les jets qui ne sont pas corrélés. Cette technique d’analyse permet de réaliser des mesures de jets jusqu’à de très faibles moments transverses et des grands rayons de jets. Elle permet également de mesurer la déviation des jets dû à la diffusion dans le QGP. L'équipe est impliquée dans l’analyse des corrélations hadron-jet à partir des données du run 2 en collision Pb-Pb.

De plus, l’analyse des corrélations angulaires pour différentes orientations du jet relativement au plan de réaction permet d’étudier la perte d’énergie dans le milieu en fonction de la longueur traversée par le parton de haute impulsion. L'équipe a étudié les corrélations angulaires de hadrons chargés relativement à l’axe du jet reconstruit dans les collisions Pb-Pb à 5.02 TeV. Les résultats, qui ont été obtenus pour différentes orientations du jet relativement au plan de réaction dans les évènements semi-périphériques (30-50 %), montrent une distribution du jet plus étendue dans le plan de réaction qu’en dehors du plan à basse impulsion transverse (0.7 < pT < 2 GeV/c). Un décalage de la position moyenne de la distribution des hadrons par rapport au jet a été observée pour les évènements en dehors du plan de réaction et une analyse plus précise sera réalisée avec les données obtenues en 2018. L’interprétation de ces résultats fait intervenir la géométrie initiale du milieu chaud, les mécanismes de radiation dans le milieu, et son évolution hydrodynamique.