1. Introduction

Les expériences d’oscillation des neutrinos de ces deux dernières décennies ont mesuré avec précision les angles de mélange et la répartition des masses des neutrinos dans un cadre à trois saveurs. Dans ce modèle à trois neutrinos, aucune disparition significative n’est attendue pour des neutrinos de quelques MeV et des distances de moins de 100 m. Néanmoins de nombreuses expériences réalisées à proximité des réacteurs nucléaires observent un flux d’antineutrinos électroniques plus faible que celui attendu à de telles distances, c'est ce qu’on appelle l'anomalie des neutrinos de réacteur (RAA).

Essentiellement, deux explications sont possibles pour rendre compte de ces observations : la première consiste en une sous-estimation ou un traitement incomplet des incertitudes systématiques dans le modèle de prédiction du flux d’antineutrino émis, tandis que la seconde propose une interprétation faisant intervenir de la physique au-delà du Modèle Standard. Dans cette seconde interprétation, le déficit observé à courte distance est interprété, par analogie avec les déficits connus de neutrinos induits par les oscillations dans les secteurs solaire et atmosphérique, par une oscillation vers un nouvel état du neutrino, dit stérile, de masse comparable à 1 eV.

En plus du déficit moyen de 6,5%, plusieurs expériences ont mis en évidence des distorsions significatives de la forme du spectre mesuré par rapport aux prédictions : un excès d’événements autour de 5 MeV a ainsi été observé. Cette anomalie de forme et la RAA pourraient avoir la même origine ou être causées par des effets indépendants. Une des questions ouvertes est de savoir si la distorsion de forme et le déficit observé dépendent de la composition du combustible.

L’objectif de l’expérience STEREO est d’étudier expérimentalement les deux solutions proposées pour rendre compte de l’anomalie des neutrinos de réacteur. STEREO apportera aussi un éclairage nouveau et complémentaire en utilisant un combustible fortement enrichi en 235U.

2. L'expérience STEREO

L’expérience STEREO est menée par une collaboration de 6 laboratoires, dont 2 Grenoblois (l’ILL et le LPSC) et 2 (LAPP et LPSC) membres du LABEX ENIGMASS. Les autres partenaires sont le CEA/IRFU de Saclay et le MPIK d’Heidelberg.
Installée à 10 m du cœur compact (< 1 m) du réacteur de recherche de l’ILL à Grenoble, l’expérience STEREO bénéficie du fort enrichissement du combustible en 235U (93%), ce qui supprime les effets d'évolution de la forme du spectre émis, et permet la mesure d’un spectre de référence des neutrinos issus uniquement de la fission de cet isotope. Le volume de détection est segmenté en 6 cellules identiques alignées dans la direction du cœur du réacteur. Si le neutrino stérile existe, il doit signer sa présence par des oscillations dont la phase est proportionnelle à L/E, L étant sa distance de propagation depuis le cœur du réacteur et E son énergie. La signature de l’oscillation est donc une modulation du nombre d’interactions d’antineutrinos avec l’énergie des neutrinos et la distance du cœur à laquelle ils sont détectés.

NEUTRINOS 1

Le détecteur veto muon

Afin de réduire la part importante du bruit de fond due aux muons d'origine cosmique, le LPSC a eu la charge de concevoir et de réaliser un détecteur supplémentaire. Il s'agit d'un détecteur Čerenkov à eau couvrant l’ensemble du blindage. Il est utilisé en mode veto. Conçu et réalisé par le service détecteur et instrumentation, le détecteur veto muon a été installé et mis en eau à l’ILL en octobre 2016. Les premières données ont rapidement mis en évidence sa sensibilité aux gammas et neutrons provenant des expériences voisines. Une protection additionnelle composée de plaques de plomb et de bacs d’eau a rapidement été installée autour du détecteur afin de limiter leur impact. Lors de la première période de prises de données, des défauts sont apparus sur certaines bases des PMTs dont une résistance s’est avérée sensible à l’humidité. L’ensemble des bases a été modifié lors de l’arrêt 2017 et un système de refroidissement limitant l’humidité interne a été installé. La prise de données se déroule sans aucun incident depuis la remise en service avec une efficacité de détection pour les muons verticaux supérieure à 99%.

Électronique et acquisition de données

L’ensemble de l’électronique a été spécialement conçu au LPSC depuis les bases des PMTs jusqu’à l’acquisition de données. Le dispositif inclut des cartes Front-End 8 voies basées sur la lecture rapide des signaux des PMTs par des FADC 250 MHz 14 bits, et un FPGA offrant un traitement en ligne rapide. Il inclut également une carte Trigger permettant le déclenchement de l’acquisition, la lecture des cartes Front-End et la commande de la carte de contrôle des LED utilisées dans le dispositif de calibration. La communication entre les cartes se fait par le fond de panier d’un châssis μTCA. Un logiciel d’acquisition de données, dédié à STEREO et interfacé avec le logiciel cadre NOMAD développé à l’ILL, permet le contrôle et la surveillance de l’expérience.

L’ensemble de l’électronique de STEREO était prêt pour le démarrage de la prise de donnée en novembre 2016. Une période de mise en service d’environ 2 semaines a montré la bonne tenue du système d’acquisition jusqu’à plusieurs kHz de taux de comptage, au-delà des spécifications requises. Les réglages des différents paramètres de l’acquisition (seuils, mode de déclenchement, hautes tensions) ont pu être effectués rapidement grâce à la souplesse et à la polyvalence du système. La prise de données de STEREO se déroule sans aucun incident depuis la mise en service.

Assemblage et maintenance du détecteur interne

Bien que la responsabilité de la conception du détecteur interne ne soit pas du ressort des équipes du LPSC, l’intégration des différents éléments constituant le détecteur a été réalisée au LPSC au printemps 2016. Une des salles blanches du laboratoire a été utilisée pour l'intégration des PMTs dans leur volume tampon respectif et l'espace de montage du hall ARIANE a permis l'intégration finale des différents composants du détecteur interne de STEREO. L’ensemble des signaux des PMTs et des capteurs ont été testés avec l’électronique finale et le système d’injection de lumière à base de LED et de fibres optiques développé au LPSC. Un test d’étanchéité a été réalisé après fermeture de la cuve avant son transport sur le site de l’ILL en mai 2016.

Durant la première phase de prise de données de novembre 2016 à mars 2017, plusieurs défauts ont altéré la réponse du détecteur. Le plus important d’entre eux a été la fuite du bain d’huile minérale assurant le couplage optique entre le liquide et les PMTs pour une cellule de la cible et une cellule de la couronne externe. Il en a résulté une perte d’un facteur environ 2,5 du nombre de photons détectés par rapport aux autres cellules. Lors de l’arrêt du réacteur en 2017, les pièces en acrylique qui avaient fui et les plaques de séparations internes ont été réparées. L’équipe du LPSC a pris une part active dans la maintenance de la cuve du détecteur. Pour la Phase-II, qui a débuté en octobre 2017, le détecteur se trouve dans une configuration homogène avec une collection de lumière stable et conforme aux spécifications.

Intégration de l'expérience sur le site de l'ILL

L’équipe du LPSC a assuré la responsabilité de la coordination des travaux d’installation de l’expérience sur le site de l'ILL durant l’été 2016 puis ceux de démontage/remontage lors de l’arrêt de 2017. L’implication des services techniques et des physiciens du LPSC a été cruciale pendant ces périodes. Le montage se faisant dans l’enceinte d’un réacteur nucléaire pour un instrument soumis à autorisation de l’ASN, il a fallu mettre en place des procédures d’intervention et suivre un protocole d’assurance qualité. Les fortes contraintes d’encombrement ont imposé un montage du détecteur et de ses blindages sur une zone d’environ 20 m en retrait de la position de prise de données. Le dispositif complet (93T) a été déplacé à l’aide de coussins d’air fin septembre 2016. L’opération délicate du remplissage du détecteur avec les liquides scintillants s’est déroulée sans incident en novembre 2016.

NEUTRINOS 2

Lors de l’arrêt du réacteur en 2017 une intervention sur l'ancienne ligne de faisceau située en amont de STEREO, a nécessité le retrait du détecteur de sa zone de mesure, ce qui a été mis à profit pour effectuer les réparations sur celui-ci.

Contrôle en ligne de l'expérience

L'équipe du LPSC a développé un outil de contrôle en ligne pour faciliter la surveillance du bon fonctionnement de l’expérience et permettre une identification rapide de tout problème pendant les 3 années de prise de données de STEREO. Ce dispositif inclut le contrôle des paramètres clés pour la sécurité, mais aussi d’autres paramètres utiles aux diagnostics de qualité des données. Pour cela, un pré traitement des données est effectué au LPSC avant leur transfert au centre de calcul de Lyon pour stockage. Les informations pertinentes sont alors stockées dans une base de données pour être visualisées à l'aide d'un site web développé et hébergé au LPSC.

Exploitation des résultats

La phase de construction de STEREO est actuellement terminée et les opérations de maintenance réalisées durant l’été 2017 sont également terminées. La période d’exploitation des données a commencé par l’étude des données de la Phase-I et se poursuit actuellement avec l’étude des données de la Phase-II. La sensibilité finale devrait être atteinte début 2020 après les quatre cycles réacteurs prévus en 2019 et 2020.

L’exploitation des données acquises avec le détecteur STEREO se déroule en plusieurs étapes : d’une part la reconstruction du spectre en énergie des événements détectés, la recherche des paires corrélées de signaux prompt et retardés et la mesure du bruit de fond accidentel avec des critères de sélection optimisés. Le bruit de fond corrélé d’origine cosmique est quant à lui étudié avec précision lors des longues périodes d’arrêt du réacteur dont a bénéficié STEREO. Une procédure originale basée sur l’identification de la nature du signal prompt et la caractérisation du bruit de fond mesuré en période de réacteur OFF permet d’extraire le spectre neutrino mesuré dans chacune des 6 cellules. Enfin, la dernière étape consiste à comparer les spectres mesurés et à tester les différentes valeurs possibles de l’espace des paramètres du 4ième neutrino. Un soin particulier a été apporté à l’étude des sources d’erreurs systématiques dans la réponse du détecteur. L’équipe du LPSC s’est fortement impliquée dans l’ensemble de ces étapes avec des contributions importantes concernant l’étude de la réponse du détecteur, l’extraction du nombre de neutrinos et l’analyse statistique.

Les mesures réalisées pendant les périodes d’arrêt du réacteur ont clairement mis en évidence une dépendance du bruit de fond avec la pression atmosphérique. Cet effet ne pouvant être négligé lors de l’extraction du nombre de neutrinos par la méthode classique de soustraction ON-OFF, l’équipe du LPSC a développé une méthode alternative et originale, basée sur des caractéristiques du bruit de fond corrélé indépendantes de la pression atmosphérique, de la température du liquide ou des fuites de lumière. Le pouvoir discriminant du scintillateur permet en effet d’identifier deux composantes à partir de la variable PSD étalonnée : l’une correspondant à des électrons de recul (comme pour le signal neutrino) et l’autre à des protons de recul (bruit de fond). La grande statistique accumulée lors de l’arrêt du réacteur a permis de déterminer avec précision que la forme de la distribution PSD était indépendante de la pression atmosphérique pour chaque bin d’énergie. Cette propriété a été mise à profit pour extraire le signal neutrino à partir d’un ajustement des distributions PSD mesurées lors des périodes réacteur ON : la composante neutrino est alors la contribution excédentaire parmi les reculs d’électrons. Cette méthode permet ainsi d’obtenir les spectres en énergie des neutrinos mesurés dans les 6 cellules de détection et de s’affranchir de la soustraction ON-OFF et des corrections associées.

NEUTRINOS 3

Les spectres mesurés dans les 6 cellules du détecteur STEREO ont des formes similaires, ce qui a nécessité de développer une analyse statistique minutieuse. Les résultats actuels, obtenus avec une statistique de 185 jours de données en réacteur ON excluent une part significative de l’espace des paramètres attendus pour un hypothétique 4ième neutrino. La zone rouge de la figure ci-contre représente les zones des paramètres (angle de mélange en abscisse et écart des masses en ordonnées) rejetées avec 90% de niveau de confiance. La zone bleue représente la sensibilité théorique de rejet pour une analyse avec une statistique correspondant à 185 jours de données. La zone des paramètres autorisés par l’anomalie des neutrinos de réacteur est délimitée par les courbes grises.

En continuant à collecter des données, STEREO améliorera sa sensibilité et testera la région restante jusqu'à des amplitudes d'oscillation encore plus faibles.