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Collisionneurs et dimensions supplémentaires [87]

Nous proposons ici une nouvelle approche pour sonder expérimentalement un comportement gravitationnel quantique auprès des collisionneurs.

La littérature autour des modèles supposant l'existence de dimensions supplémentaires est extrêmement riche (voir, par exemple, [91] pour une revue récente). Entre autres intérêts, ces scenarios permettent de résoudre le problème de la hiérarchie entre les échelles électro-faible et gravitationnelle. Dans le cas des large extra dimensions [92], l'approche est purement géométrique avec une gravité qui se propage seule dans le bulk. Le théorème de Gauss permet alors de lier simplement l'échelle de Planck de la théorie effective quadridimentionnelle $M_{Pl}$ à l'échelle de Planck fondamentale D-dimentionnelle $M_D$ :

\begin{displaymath}M_{D}=\left(\frac{M_{Pl}^2}{V_{D-4}}\right)^{\frac{1}{D-2}}\end{displaymath}

$V_D$ est le volume associé aux dimensions compactes. On dit souvent qu'il est alors possible d'avoir $M_D\sim 1$ TeV tout en gardant $M_{Pl}\sim
10^{19}$ GeV. Je pense qu'il faut aller plus loin et considérer qu'il est naturel de fixer $M_D$ dans cet ordre de grandeur. Si tel n'est pas le cas, le problème de la hierarchie n'est en effet pas résolu et l'une des motivations les plus profondes à l'origine des modèles à dimensions supplémentaires s'effondre. Cela ne suffit pas à montrer qu'il existe des dimensions supplémentaires. Mais seulement que, si tel est le cas, il est raisonnable de considérer l'hypothèse $M_D\sim 1$ TeV, qui se traduit pour les rayons de compactification des extra-dimensions (supposées plates, i.e. toroïdales) en des valeurs comprises entre un millimètre et quelques Fermi.

Une autre manière prometteuse d'obtenir une échelle de Planck dans le domaine du TeV apparaît dans les modèles utilisant des warped extra-dimensions, tels que dans les scenarios de type Randall-Sundrum [93].

Sans entrer dans les multiples détails de ces modèles, le point fondamental pour nous dans le cadre de cette étude est qu'ils conduisent génériquement à la formation de trous noirs auprès des collisionneurs [94,95] : lorsque l'énergie dans le centre de masse, pour des partons dont le paramètre d'impact est inférieur au rayon gravitationnel, est plus grande que l'échelle de Planck, une surface close doit se former (voir figure 3.1 pour une représentation intuitive). Cette idée a suscité un intérêt considérable ces dernières années [96].

Figure: Gauche : Deux partons $i$ et $j$ forment un trou noir en se croisant à une distance inférieure au rayon de Schwarzschild associé à leur énergie dans le centre de masse. Droite : Trou noir D-dimensionnel résidant sur un 3-brane. Il émet une radiation de Hawking essentiellement selon les modes du brane (traits noirs) et quelques gravitons selon le bulk (traits grisés). Figures venant de [95].
\scalebox{0.3}{\includegraphics{ps/bhform.eps}} \scalebox{0.3}{\includegraphics{ps/bhevap.eps}}

Les premières études ont montré que le LHC pourrait devenir une véritable usine à trous noirs. La mauvaise nouvelle pour le physicien des particules (i.e. la formation d'un horizon qui masque toute la microphysique) se trouverait alors balancée par une excellente nouvelle pour le physicien "tout court" : il serait possible de reconstruire, à partir de l'évaporation de ces trous noirs, la dimensionalité de l'espace temps et d'accéder alors à la structure fondamentale de notre géométrie [94].

Une des faiblesses de ces approches est d'utiliser systématiquement les métriques de Schwarzschild ou de Kerr (généralisées à D dimensions) pour traiter le comportement des trous noirs. Une telle approche est nécessairement lacunaire : d'une part ces métriques intrinsèquement instables (à $D>4$), d'autre part la relativité générale n'est certainement pas la bonne théorie dans la région de Planck. Nous avons donc proposé d'étudier les trous noirs de Gauss-Bonnet afin de montrer que, si des trous noirs sont formés au LHC, il pourra être possible d'aller bien au-delà de la mesure de la dimentionalité de l'espace temps. Ce terme quadratique en courbure (déjà introduit dans le chapitre 2.2 de ce mémoire) est très important parce qu'il constitue sans doute un premier pas vers une théorie quantique de la gravitation. Comme montré dans [97], il est la contribution dominante au NLO (ordre au-delà du dominant) et, si l'on requiert une absence de fantômes (termes de masses négatifs) dans les développement en courbure, le terme correspondant doit être celui de Gauss-Bonnet : $L_{GB} = R_{\mu\nu\alpha\beta} R^{\mu\nu\alpha\beta} -
4 R_{\alpha\beta} R^{\alpha\beta} + R^2$. De plus, comme nous l'avons rappelé au chapitre précédent, ce terme apparaît naturellement dans les théories de cordes hétérotiques [98], permet la localisation du mode zéro du graviton sur le brane [99] et il a été utilisé avec succès en cosmologie (en particulier pour le problème de la constante cosmologique) [100] et en physique des trous noirs (en particulier pour le problème de la fin de vie) [101]. Nous utilisons donc ici une telle action :

\begin{displaymath}S=\frac{1}{16\pi G}\int d^Dx\sqrt{-g}\left\{ R + \lambda (
R_...
...pha\beta}
- 4 R_{\alpha\beta} R^{\alpha\beta} + R^2)
\right\},\end{displaymath}

$\lambda $ est la constante de couplage de Gauss-Bonnet. Attention, à la différence du cas présenté au paragraphe 2.2, l'action n'est pas ici compactifiée à 4 dimensions et aucun champ scalaire additionnel n'est donc requis. La mesure expérimentale de $\lambda $, que nous allons maintenant étudier, serait un pas très important dans la construction d'une théorie gravitationnelle quantique. La métrique peut être paramétrisée par

\begin{displaymath}ds^2=-e^{2\nu}dt^2+e^{2\alpha}dr^2+r^2h_{ij}dx^idx^j\end{displaymath}

$\nu$ et $\alpha$ sont des fonctions de $r$ et $h_{ij} dx^i
dx^j$ représente l'élément d'une hypersurface de dimensions $(D-2)$ et de courbure $(D-2) (D-3)$. En substituant cette métrique dans l'action, il vient :

\begin{displaymath}e^{2\nu}=e^{-2\alpha}=1+\frac{r^2}{2\lambda(D-3)(D-4)}\times\end{displaymath}


\begin{displaymath}\left(1\pm
\sqrt{1+\frac{32\pi^{\frac{3-D}{2}}G\lambda
(D-3)(D-4)M\Gamma(\frac{D-1}{2})}{(D-2)r^{D-1}}} \right)\end{displaymath}

et la masse du trou noir s'écrit :

\begin{displaymath}M = \frac{(D-2) \pi^{\frac{D-1} {2}} r_+^{D-3}} {8\pi
G\Gamma...
...} \right)}
\left(1 + \frac{\lambda (D-3) (D-4)}{r_+^2} \right).\end{displaymath}

La température s'obtient par la dérivation habituelle :

\begin{displaymath}T_{BH}
=\frac{1}{4\pi}
(e^{-2\alpha})'\mid_{r = r_+}
=
\frac{...
... \lambda} {4\pi
r_+\left( r_+^2 + 2\lambda(D-4) (D-3) \right)}.\end{displaymath}

La figure 3.2 présente, à gauche, le rapport des températures selon que le terme de Gauss-Bonnet est, ou n'est pas, pris en compte. Le comportement non monotone impose un traitement détaillé du processus d'évaporation, au-delà des approximations habituelles (en particulier de l'approximation de l'évaporation immédiate [94]). Nous avons calculé le flux de Hawking modifié qui s'écrit alors :

\begin{displaymath}\frac{{\rm d}^2 N_i}{{\rm d}Q{\rm d} t} = \frac{4 \pi^2\left(...
...rac{D-1}{D-3} \right)
r_+^2Q^2}{e^{\frac{Q}{T_{BH}}}-(-1)^{2s}}\end{displaymath}

et peut s'intégrer temporellement en :

\begin{displaymath}\frac{{\rm d}N_i}{{\rm d}Q}
= \int_{r_{init +}}^0\frac{1} {\f...
...}{{\rm d}r_+} \frac{{\rm d}^2N_i} {{\rm d}
Q{\rm d}t}{\rm d}r_+\end{displaymath}


\begin{displaymath}\frac{{\rm d}M}{{\rm d}r_+}
= \frac{(D-2)\pi^{\frac{D-1}{2}}r...
...frac{D-1}{2} )}\left[ (D-3)r_+^2+(D-5)(D-4)(D-3)\lambda \right]\end{displaymath}

et

\begin{displaymath}\frac{{\rm d}M}{{\rm d}t}=-\frac{4\pi ^6}{15}
\left( \frac{D-...
...-1}{D-3} \right)
r_+^2 T_{BH}^4\left[\frac{7}{8}N_f+N_b\right],\end{displaymath}

$N_f$ et $N_b$ sont les nombres totaux de degrés de liberté fermioniques et bosoniques. Le nombre total de particules émises s'écrit alors :

\begin{displaymath}N_{tot}
= \frac{15(D-2)\pi^{\frac{D-9}{2}}\zeta(3)}{\Gamma(\f...
...c{r_{init +}^{D-2}}{D-2}+
2(D-3)\lambda r_{init +}^{D-4}\right]\end{displaymath}

$r_{init +}$ est le rayon initial du trou noir de masse $M_{init}$. La figure 3.3 présente les flux intégrés ainsi calculés. La grande dégénérescence apparente a demandé le recours à une simulation complète du processus.

Figure: Gauche : Rapport des températures avec et sans terme de Gauss-Bonnet pour $D=6,7,8,9,10,11$ en fonction de la masse avec $\lambda =$1 TeV$^{-2}$ (haut) et $\lambda =$0.01 TeV$^{-2}$ (bas). Droite : Valeurs de $\chi ^2$ reconstruits avec le LHC pour des valeurs d'input $\lambda =1$ TeV$^{-2}$, $D=10$ (haut) et $\lambda =5$ TeV$^{-2}$, $D=8$ (bas).
\scalebox{0.35}{\includegraphics{ps/ratio.eps}} \scalebox{0.35}{\includegraphics{ps/lego.eps}}

Afin d'étudier la capacité du LHC à mesurer la constante de couplage (de Gauss-Bonnet, i.e. de corde) $\lambda $, nous avons fixé l'échelle de Planck à 1 TeV. Le nombre de trous noirs formés par bin de masse est alors calculé par une convolution avec les fonctions de luminosité partoniques et ré-évalué en tenant compte de la diminution du rayon gravitationnel due au terme de Gauss-Bonnet. Connaissant ainsi la section efficace, nous avons mis en place en simulation Monte-Carlo qui génère, pour chaque événement de type trou noir, les particules selon le spectre de Hawking modifié avec une pondération liée au nombre de degrés de liberté internes. Etant donné que l'évaporation a lieu essentiellement en ondes $S$, il y a peu de modes dans le bulk et on peu se restreindre au brane. La fragmentation modifiant considérablement le spectre des quarks et gluons, l'analyse se restreint aux électrons et photons de haute énergie. Nous avons également vérifié avec Pythia [102] que seule une faible fraction des leptons et modes électromagnétiques émis tombaient dans des jets hadroniques. Enfin, le bruit irréductible du modèle standard Z(ee)+jets et $\gamma$+jets reste négligeable. La résolution en énergie du détecteur est paramétrisée par [103] $\sigma/E=\sqrt{a^2/E+b^2}$ avec $a\approx 10$% $\sqrt{{\rm GeV}}$ et $b\approx 0.5$%. L'évolution temporelle du trou noir est également totalement prise en compte. Une fois que toutes les particules ont été émises, l'analyse détaillée est appliquée pour chaque bin de masse. Nous en déduisons (cf [87] pour un tableau explicite des incertitudes exactes), comme le montre la figure 3.3, qu'il est effectivement possible de reconstruire correctement le nombre de dimensions supplémentaires et la constante de couplage $\lambda $ au LHC. Cela signifie que le LHC permettrait non seulement (dans le cadre de ces modèles à dimensions supplémentaires associées à de grands volumes) d'accéder à la structure ultime de l'espace-temps, mais aussi de donner une information précieuse sur la voie à suivre pour généraliser la gravité d'Einstein dans la région de Planck. Il est à noter que le tagging d'un événement comme étant de type "trou noir" est très simple et non ambigu [95] : la topologie et la grande abondance de degrés de libertés leptoniques permettent une signature efficace.

Figure: Flux intégré d'un trou noir de masse initiale $M=10$ TeV en fonction des différents paramètres du modèle.
\scalebox{0.5}{\includegraphics{ps/can_dix.eps}}

Plusieurs voies pour de futures investigations s'ouvrent autour de cette perspective. D'abord, en ce qui concerne la section efficace de production de trous noirs. Dans l'étude précédente, nous avons simplement autorisé une possible suppression de la section efficace pour tenir compte de la non-nullité du paramètre d'impact $b$. En fait, le problème du calcul explicite de la section efficace à $D>5$ et $b\neq 0$ est très complexe [104,105]. L'existence de trous noirs (i.e. la formation de surfaces closes) est maintenant établie mais les valeurs exactes des probabilités ne sont pas connues. Il serait important d'aller plus loin dans cette voie, soit en suivant une approche heuristique fondée sur la modification du rayon gravitationnel due au moment angulaire associée à la valeur de $b$, soit en suivant une approche rigoureuse de calcul explicite de la géométrie du problème. Cette dernière possibilité (à laquelle s'est intéressé Penrose) est hautement non triviale et requiert de booster les champs de Schwarzshild générés par les particules avant de rechercher des solutions "fermées".

A plus court terme, un point important consisterait à tenir compte de ce que les trous noirs ici considérés sont nécessairement en rotation (i.e. de type Kerr) puisque $b$ n'est jamais strictement nul. La thermodynamique des trous noirs de Kerr est connue. Nous sommes en train d'étudier celle des trous noirs de Kerr-Gauss-Bonnet à D dimensions. La conjugaison d'un moment angulaire et de termes d'ordres supérieurs en courbure est sans doute une approche assez réaliste du problème. Bien que qualitativement identiques, les résultats précédents pourraient être quantitativement modifiés. La méthode générale de dérivation de la métrique (puis de la température, ce point est simple) de Kerr-Gauss-Bonnet est assez élémentaire (il suffit de suivre l'approche utilisée par [106] pour obtenir la métrique de Kerr D-dimentionnelle). En revanche, les calculs sont très lourds car les équations différentielles (de type Abel-II) qui apparaîssent n'ont pas de solutions analytiques. Nous pensons qu'il serait intéressant de procéder à des développements asymptotiques autour de l'horizon, ce travail est en cours.

Ensuite, il serait légitime d'ajouter une constante cosmologique dans l'action gravitationnelle. D'un point de vue théorique, la motivation est grande, compte-tenu des très nombreux développements actuels portant sur les correspondances dS et AdS (deSitter et Anti-deSitter) / CFT (théorie de champ conforme). D'un point de vue expérimental, il est peu probable à mon sens que l'effet d'un terme constant dans le lagrangien joue un rôle très conséquent dans la région de Planck (i.e. des fortes courbures). Mais des transitions singulières changeant la topologie de la solution ne sont pas à exclure. Suivant [107], cette démarche ne serait pas trop complexe à mettre un \oeuvre. Il serait assez cocasse qu'une information fondamentale sur la constante cosmologique (attention, à D-dimensions, donc sans lien direct avec le terme $\Lambda$ mesuré à 4 dimensions en cosmologie) vienne du LHC !

Enfin, il me semble qu'il pourrait être important de pousser plus avant les liens avec l'inflation. Ceci dans deux directions : la première consisterait à étudier le lien entre les modèles de type Gauss-Bonnet utilisés ici et les modèles où l'inflation est générée par des termes quadratiques en courbure. Il n'est, en effet, pas nécessaire d'avoir un champ scalaire dans le lagrangien pour qu'il y ait inflation : un effet de courbure peut conduire au même résultat. Voir si les éventuelles contraintes du LHC sur $\lambda $ sont en accord avec les modèles d'inflation me paraît essentiel à la complétude de la démarche. La tâche n'est néanmoins pas simple car la dynamique du processus doit être étudiée en détails, ce qui n'est pas une mince affaire. La seconde direction consisterait à étudier la production transplanckienne thermique de trous noirs dans l'Univers primordial. Après tout, si le LHC peut aller au-delà de l'échelle de Planck, pourquoi pas l'Univers primordial ! Bien-sûr, ces aspects sont très spéculatifs, mais il serait intéressant de voir, dans ce cadre, si une limite supérieure sur l'échelle d'énergie primordiale peut être obtenue. Je pense que celle-ci viendra de la contrainte consistant à demander que les trous noirs ainsi formés s'évaporent avant la nucléosynthèse. J'ignore si le travail est délicat mais je ne le pense pas et il sera entrepris à court terme.

Pour conclure sur cette partie, signalons également que des approches totalement indépendantes du modèle EDGB conduisent aussi à la prédiction de reliques stables [73]. Ces modèles, fondés sur le groupe de renormalisation, demeurent valides à $D>4$. Nous aimerions évaluer l'effet de l'énergie manquante associée comme une autre direction d'investigation possible au-delà de la dimensionalité de l'espace-temps. Ce point a été évoqué avec A. Bonanno et pourrait faire l'objet d'une collaboration ultérieure, selon les résultats préliminaires.

Bien-sûr, une prise en compte plus réaliste de détecteur, fondée sur une simulation complète serait très bienvenue. Une discussion est en cours avec l'équipe ATLAS du LPSC.


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Aurelien Barrau 2004-07-01