Physique Nucléaire à l'ILL : Spectroscopie d'isomères de durée de vie de l'ordre de la microsecondes, riches en neutrons dans le voisinage du noyau doublement magique 132Sn


La région de noyaux autour du coeur doublement magique de 132Sn (N=82, Z=50) est l'une des deux seules régions de noyaux lourds, riches en neutrons, et doublements magiques accessibles expérimentalement (l'autre étant le 78Ni). Les noyaux de ces régions sont particulièrement adaptés pour tester les prédictions du modèle en couche dans la mesure où ils présentent une structure simple, c'est à dire seulement quelques particules ou trous en dehors d'un coeur doublement magique. Le noyau de 132Sn étant particulièrement riche en neutrons (N/Z = 1,64), l'étude de ses voisins proches présente un intérêt certain dans la mesure où les prédictions théoriques concernant l'interaction nucléon-nucléon dans cette région diffèrent. En effet
beaucoup de questions restent encore en suspens concernant le comportement de l'interaction nucléon-nucléon quand un grand excès de neutrons est présent. Ces noyaux sont situés loin de la vallée de stabilité et sont donc difficiles à produire et étudier.

 LOHENGRIN à l'ILL


Avec le spectromètre de masse Lohengrin de l'Institut Laue-Langevin (ILL), nous avons étudié beaucoup d'états isomériques dans la région du 132Sn. Ces études ont donné des informations sur les états de spin intermédiaire dans ces noyaux. Nos mesures peuvent être comparées avec les calculs de modèles en couches les plus modernes disponibles à l'heure actuelle, nous avons d'ailleurs constasté que les prédictions de ces modèles sont plutôt en bon accord avec les résultats expérimentaux pour les noyaux pairs avec quelques protons en dehors du coeur doublement magique de 132Sn, tels que le 136Sb. Ces calculs fonctionnent en revanche moins bien pour les noyaux trou-trou de cette région (les In et Cd) lorsque l'on s'éloigne de plus de quelques trous du coeur de 132Sn.

Dans la région des masses 100, pour les noyaux riches en neutrons, un rapide changement de forme (de shérique à déformée) de l'état fondamental se produit lorsque l'on passe de 58 à 60 neutrons. Il est important de noter que la forme du noyau entier change avec l'ajout de ces deux neutrons. Les noyaux de cette région ont déjà été étudié en détails en utilisant le spectromètre Lohengrin, y compris la première observation des états excités dans certains noyaux, tels que le 95Kr et le 96Rb. A l'aide d'études utilisant la fission spontanée et de grands dispositifs de détection avec des cristaux en Ge, notre collaboration (LPSC, ILL, Warsaw) a proposé une explication phénoménologique pour ces changements de formes en termes d'orbites de Nillsson (orbites dans un potentiel déformé) de neutrons conduisant la déformation (1/2[550], 3/2[541]) et y résistant (9/2[404]). Beaucoup de questions restent encore ouvertes et sont étudiées pour comprendre le rôle joué par les protons dans les changements de formes et sont le sujet de nos recherches courantes.

La nature exacte des corrélations octupolaires dans la région des noyaux riches en neutrons de masse proche de 150, et leur évolution avec l'augmentation de la déformation quadrupolaire n'est pas non plus très claire. De nouveaux états isomériques ont été observés dans le 154Nd et le 155Sm et les spins de plusieurs autres isomères connus déterminés. Nos données isomériques ont également été combinées avec les informations issues d'expériences de fission spontanée utilisant Euroball ou Gammasphere, afin de produire une image plus complète de ces noyaux. Ces études montrent que les corrélations octupolaires disparaissent assez rapidement avec l'augmentation du nombre de neutrons ou de protons.

Les réactions de fission, de spallation et de fragmentation sont capables de produire ces noyaux très exotiques. Le spectromètre de masse Lohengrin utilise la première de ces réactions pour produire des noyaux dans les régions mentionnées précédement, et est l'un des rares instruments dans le monde qui en est capable. Le court temps de vol (~2 microsecondes) des produits de fission à travers le spectromètre signifie que si un isomère de durée de vie de l'ordre de la microseconde existe dans le noyau d'intérêt, alors ses états excités pourront être étudiés. Être en mesure de corréler l'arrivée d'un noyau sélectionné en masse avec la détection d'un photon gamma ou d'un électron de conversion dans une courte fenêtre en temporelle (quelques microsecondes) est une technique extrêmement sensible, permettant ainsi l'étude de noyaux très faiblement produits (quelques uns par minute).

Les réactions de fission sont crées à Lohengrin via des réactions de capture de neutrons sur différentes cibles fines d'actinides placées à proximité du cœur du réacteur, sous un flux de 5x1014 n/s/cm². Au point focal du spectromètre, les ions sont identifiés par une chambre d'ionisation produite au LPSC. Différentes chambres d'ionisations sont utilisées selon le type d'expérience réalisée (spectroscopie Gamma, spectroscopie d'électrons de conversion ou encore mesure de durée de vie). Les rayons Gamma émis par la désexcitation d'un état isomérique sont détectés par des Clovers (détecteurs comportant 4 cristaux en Germanium ultra purs), achetés par l'ILL durant la campagne de mise à niveau du millenaire. Puisque la dispersion en énergie des ions à Lohengrin au point focal est faible (~1 MeV), les fragments de fissions peuvent être implantés à une profondeur relativement précise d'une feuille de mylar fine (6 microns), plus particulièrement à la fin de celle-ci. Ainsi, les électrons de conversions émis par une cascade isomérique ne perdront que peu d'énergie dans cette dernière. Un détecteur de Si(Li) segmenté et refroidi à l'azote liquide placé derrière cette feuille peut alors détecter ces électrons de conversion jusqu'à de très basses énergies (~10 keV). Ces expériences de désexcitations isomériques à basse énergie de fragments de fission sont uniquement possible à Lohengrin. Ce dispositif nous a d'ores et déjà permis d'étudier la structure de près de 60 noyaux riches en neutrons!